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Issues de la coutume, les terres mouchaa, au Liban, offrent un exemple de commun qui a résisté au cours des siècles. Le juriste Sébastien Lamy, auteur d’une série d’ouvrages sur le droit libanais, nous en décrit le cadre foncier, dans une perspective historique.
Au Liban, les terrains appartenant à l’État ou aux municipalités et situés dans les zones rurales sont susceptibles de relever d’un statut particulier qu’est le mouchaa, lorsqu’ils sont affectés à l’usage collectif d’un groupe de personnes. Contrairement aux communs en France, leur statut est défini dans les textes, en l’occurrence dans le Code de la propriété foncière.
Le terme mouchaa est celui utilisé dans le langage courant. Juridiquement, on le désigne par les termes de terres métrouké murféké. Il peut d’ailleurs en résulter une certaine confusion (Kilzi, 2002). Le terme mouchaa, qui signifie « indivis », correspond à un statut foncier lorsqu’il est entendu au sens de terre métrouké murféké. En revanche, le terme chouyouaa qui signifie « indivision » est un droit réel qui porte sur une propriété privée ordinaire.
La terre mouchaa, lorsqu’elle est entendue au sens d’une terre metrouké murféké, s’applique à une tenure spéciale des sols portant sur de vastes espaces situés en milieu rural, affectée traditionnellement à l’exploitation agricole. L’organisation de ces espaces peut varier d’une terre mouchaa à l’autre. Les règles ne sont pas codifiées de manière uniforme sur tout le territoire.
Un droit d’usage plus ou moins étendu
L’article 7 du Code de la propriété foncière dispose que les terrains métrouké murféké sont « ceux qui, appartenant à l’État, font l’objet, en faveur d’une collectivité, d’un droit d’usage dont les caractères et l’étendue sont précisés par les usages locaux ou les règlements administratifs ». Le même article ajoute que ces terrains sont « considérés comme propriété privée des municipalités s’ils sont situés à l’intérieur de leur périmètre ».
Lorsque les terres mouchaa appartiennent à l’État, elles sont administrées par une commission spéciale dont les membres sont désignés par décret. Lorsque de telles terres appartiennent à une municipalité, elles sont administrées par le conseil municipal.
Un nouveau paragraphe a été ajouté en 2000 à l’article 7 du Code de la propriété foncière, aux termes duquel « les municipalités ne peuvent vendre ou disposer des terrains visés au deuxième paragraphe que par décret en Conseil des ministres sur proposition du ministère des Finances, de celui des Municipalités et de celui des Affaires rurales ».
À la recherche des origines
La question des origines du statut de ces terres a fait l’objet de plusieurs travaux de recherche. Elle a d’abord été traitée par Camille Duraffourd, chef du service du cadastre des États du Levant sous le mandat français de 1926 à 1941, dans un document intitulé « Instruction sur le démembrement des terres «Mouchaa » (en indivision collective) ». Celui-ci relève que « D’après les études et les enquêtes effectuées jusqu’à ce jour et les constations faites dans certains villages, les terres «Mouchaa» devaient constituer autrefois une sorte de domaine communal dont la répartition était effectuée chaque année entre les habitants, au prorata du nombre de foyers (…). ».
Il indique à cet égard que lorsqu’un « individu mâle » meurt ou quitte le village, ses droits disparaissent et retombent dans la communauté. À l’inverse, lorsqu’un « individu mâle » naît, il est inclus l’année suivante dans la répartition des terres et sa part vient s’ajouter à celles des autres individus du sexe masculin relevant du même foyer. Pour ce qui concerne la répartition des usages entre les habitants, il ressort de ce document que pour des raisons d’équité, des secteurs étaient délimités selon la nature du terrain. Chaque foyer recevait alors une fraction de terrain. La répartition était périodique et chaque foyer pouvait se voir régulièrement, tous les trois ou dix ans, réattribuer d’autres parcelles par tirage au sort.
Des coutumes non reconnues par les autorités
C. Duraffourd précise également que ce mode de tenure résulte de très vieilles coutumes mais n’a jamais été reconnu par les Ottomans et n’avait donc jamais fait jusque-là l’objet d’une législation spéciale. Cette affirmation est contredite par un autre auteur qui relève que les termes métrouké murféké apparaissent officiellement dans les textes issus de la réforme foncière de 1858 pour désigner l’une des deux catégories de terres métrouké, « laissées pour l’usage public » (Young, 1906). L’article 5 du Code foncier de 1858 disposait en effet que ces terres étaient celles « qui, comme les pâturages, sont laissées pour le service de la généralité des habitants d’une commune ».
Quoiqu’il en soit, Camille Duraffourd indique que le gouvernement ottoman a tenté d’y mettre fin vers la fin du XIXe siècle lors du recensement général des terres. Cette information est corroborée par d’autres auteurs (Dubar et Nasr, 1976) selon lesquels « vers les années 1880, à l’occasion du recensement général des propriétés, les possessions mouchaa furent en principe stabilisées et les terroirs divisés d’après la situation de fait de l’époque ; des titres fonciers furent délivrés dans lesquels les propriétés étaient délimitées en feddan ou parts de feddan ».
Malgré cette mesure, la répartition périodique des terres mouchaa a perduré. Mais la création du cadastre en 1926, et les délimitations foncières qui en ont résulté, ont eu pour effet d’en supprimer un certain nombre, bien qu’il en demeure encore aujourd’hui dans les secteurs non cadastrés.
Les mouchaa, un système archaïque ?
Camille Duraffourd n’était manifestement pas favorable au maintien des terres mouchaa. Il considérait que ce système était archaïque et ne permettait pas le progrès économique et social, notamment en termes de rendement agricole. Malgré la reconnaissance de leur statut par le Code de la propriété foncière en 1930, il a largement oeuvré pour que les terres mouchaa soient démembrées. Tel fut l’objet de l’« Instruction » précitée.
C’est ainsi que les grands espaces jadis agricoles situés dans la plaine côtière du sud de Beyrouth, relevant alors du statut mouchaa, sont devenus progressivement des terres mulk faisant l’objet de droits de propriété individuels (Clerc, 2008). Cependant, certaines terres mouchaa ont subsisté jusqu’à aujourd’hui, principalement dans des régions assez reculées, et sont pour la plupart en déshérence. En l’absence de statistiques officielles, il est difficile d’en déterminer le nombre exact.
L’ironie du sort a voulu qu’au moment où le statut des terres mouchaa commençait à décliner au Liban, se développaient du côté de la Palestine, alors sous administration britannique, les kibboutz, dont le fonctionnement repose sur un régime foncier similaire, basé sur un principe de propriété indivise avec attribution de droits de jouissance privatifs sur des terres agricoles.
Bibliographie
Clerc-Huybrechts, Valérie, Les quartiers irréguliers de Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2009
Dubar, Claude et Nasr, Salim, Les classes sociales au Liban, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976.
Duraffourd, Camille, Instruction sur le démembrement des terres «Mouchaa» (en indivision collective), Centre des archives diplomatiques de Nantes, 1933.
Kilzi, Jean, 2002, Le cadastre, le registre foncier et les propriétés foncières au Liban, Beyrouth, Imprimerie Chemaly, 2002.
Young, George, Corps de droit ottoman ; recueil des codes, lois, règlements, ordonnances et actes les plus importants du droit intérieur, et d’études sur le droit coutumier de l’Empire ottoman, Oxford : The Clarendon Press, 1906, Volume VI.