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Entretien avec Pierre Clergeot
Spécialiste du cadastre, de sa constitution et de son évolution au cours de l’histoire, Pierre Clergeot nous fait bénéficier de sa double compétence de géographe et de celle acquise auprès des géomètres-experts. Il tisse ici le lien entre le cadre réglementaire et la dynamique collective, où se croisent les intérêts publics, privés et communs.
Comment vous êtes-vous intéressé aux communs ?
Je vous livre un témoignage personnel ; mon parcours, mon héritage familial m‘ont naturellement approché du sujet des communs. Je suis originaire d’une ancienne terre d’openfield à contraintes communautaires, à la limite entre la Champagne et la Bourgogne. Et chez nous, on parlait de territoires de biens communs en confondant souvent biens communs et communaux. Je suis géographe de formation et je n’ai pas travaillé de façon systématique sur les sujets internationaux. Mais ma fonction d’enseignant m’a amené à traiter la question des communs auprès de mes étudiants étrangers.
Les communs, c’est-à-dire ?
Les communs sont très différents selon les régions. On ne peut les envisager que dans l’analyse d’un système économique. Ils s’inscrivent dans un espace (une paroisse devenue commune ou section de commune) et un temps, de parfois plusieurs siècles.
En France, la reconnaissance et l’inventaire des communs fonciers s’est faite pour l’ensemble du terroir métropolitain lors de la constitution du cadastre ancien (napoléonien). Conçu à son origine comme un outil de justice fiscale pour mieux répartir l’impôt entre les propriétaires terriens d’une même commune, ce cadastre devait répondre également à un souci de simplification dans l’organisation administrative et géographique du finage communal en interdisant les enclaves intercommunales.
Dans certains cas, les biens fonciers communs aux habitants d’une paroisse sont devenus des terrains communaux dont ils ont le plus souvent conservé l’usage tant qu’ils n’ont pas été partagés. Dans d’autres cas, les biens fonciers qui n’étaient communs que pour une portion des habitants d’une commune qui souhaitaient en garder l’exclusivité ont été apparentés par l’administration des contributions à une propriété privée. À charge pour ces habitants d’en payer l’impôt et d’en assurer la gestion. Ces biens communs deviennent alors les biens sectionaux de commune. Dans le premier cas, les biens communs sont apparentés à une forme de propriété privée de la personne publique, la commune, et dans le second à cas, à une forme de propriété privée collective d’une partie de ses habitants.
Les communs sont-ils amenés à disparaitre ?
Les communs ont été remis en cause au cours de l’histoire. La Révolution française s’est attachée à diviser les terrains communaux, partant du principe que tous les biens devaient être soumis à l’impôt. L’extension de la propriété privée devait servir à l’amélioration de la productivité agricole. Finalement, les bourgeoisies locales se sont approprié les terres souvent au détriment des habitants les plus pauvres malgré des résistances parfois vives. Lorsque l’argent prend le dessus, les choses communes ont plus de mal à le rester…
Les termes « usages communs », « contraintes communautaires », « servitudes communes » ont ainsi peu à peu disparu. Réduit progressivement à la seule notion de propriété, le sens du mot commun s’est appauvri. Mais il faut regarder les choses dans le temps long.
Si d’un côté, on assiste à une financiarisation des terres et à une division-disparition des biens communs, les espaces du collectif renaissent. Regardez par exemple les jardins partagés ou la réalisation d’habitat participatif. À qui appartiennent-ils ? Qui les gère ? Les questions de biodiversité (arbres, espaces verts, eau) et les processus participatifs influent sur la reconquête de l’espace en termes d’usage. Ils questionnent la notion d’intérêt commun. Il faut conceptualiser les différents systèmes d’organisation de l’espace pour recréer des communs.
Des exemples pour illustrer votre propos ?
En milieu rural, les terrains ont été peu à peu enclos pour empêcher le passage des troupeaux et le pâturage. Imagine-t-on interdire les droits de passage dans une oasis sahélienne ? En milieu urbain c’est pire, c’est le droit de passage qui structure les villes !
En Lorraine par exemple, les villages sont caractérisés par des fronts bâtis continus sur des rues centrales assez larges. Chaque exploitation utilisait une partie de l’espace du trottoir attenant aux maisons pour diverses activités agricoles, en particulier le stockage du bois de chauffage, des tas de fumier, le stationnement du matériel. Les autorités administratives cadastrales du début du XIXe siècle ont classé une partie de ces espaces comme des cours privatives non closes rattachées aux exploitations agricoles. Puis les changements d’usage liés aux transformations des systèmes de production amènent les habitants à se questionner sur le devenir de ces larges trottoirs. Relèvent-ils d’un espace privatif, d’un espace public communal ou de communs liés par exemple aux habitants d’une rue ? L’un n’exclut pas l’autre.
Le statut de la propriété de ces espaces évolue et montre bien que rien n’est jamais figé. Prenez encore l’exemple du stationnement dans les rues, des cafés qui s’approprient des espaces, de la réduction du nombre de voitures en ville, attendons-nous à des surprises. Retenons que les limites entre espaces publics / privés / communs sont souvent floues et évoluent au cours de l’histoire.
Un conseil pour les praticiens de l’espace que nous sommes ?
La raison d’être des communs ne peut se justifier que dans un contexte d’ensemble, suivant une lecture anthropologique des espaces-temps.
Au cours de ma vie professionnelle, j’ai développé le concept du PUG (propriété, usage, gestion). Il est la clé de compréhension d’un espace en évolution ou réorganisation. Le PUG pourrait devenir un type de cadastre qui prendrait en compte, au niveau parcellaire, l’histoire des propriétés, des usages et des modes de gestion au prisme d’une approche politique, sociologique et écologique du territoire correspondant à la réalité évolutive du foncier au sein de chaque communauté. Il peut faciliter l’émergence et la création de nouveaux biens communs en réorganisant les territoires et en incluant de nouveaux usages. La végétalisation d’espaces urbains en fournit un bon exemple, certes modeste mais significatif et porteur d’espoir auprès des habitants.
Propos recueillis par Pierre Renault