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Par Marie LE GAC, cheffe de projets pédagogiques, Campus AFD
et Sarah MARNIESSE, directrice du Campus AFD
D’ici 2045, la population mondiale vivant en ville devrait atteindre les 6 milliards d’habitants[1]. Concrètement, cela signifie que plus de la moitié de la population est citadine. Ce seuil historique, franchi depuis 2008, n’est cependant qu’une étape dans la transition urbaine : tandis que les villes croissent en taille et en nombre, la part de la population urbaine est en aug-mentation dans toutes les régions du monde[2]. En Afrique, cette population citadine, qui n’excédait pas 33 millions d’habitants en 1950, devrait atteindre 1,2 milliard d’habitants en 2050, soit une multiplication par un facteur de l’ordre de 40[3].
Inédit dans l’histoire de par son ampleur et sa célérité, ce phénomène d’urbanisation représente un défi considérable pour les acteurs des villes aux Sud. Les impacts sont multiples, touchant les territoires (absorption d’agglomérations, expansion de zones informelles, décrochages spatiaux, empreinte carbone, destruction de ressources, vulnérabilité accrue de quartiers et d’habitats, etc..) et celles et ceux qui les habitent (précarisation, paupérisation, destruction de la biodiversité, etc.). Les inégalités territoriales (sociales et économiques) inter et intra urbaines sont symptomatiques des villes africaines en ce début de XXIe siècle ; et ces disparités ne cessent de s’amplifier, malgré l’importance des moyens humains et financiers investis dans la planification et la réalisation d’ouvrages urbains[4].
Par leur poids dans les différentes dimensions des transitions, mais aussi par les défis qu’elles véhiculent, les villes de par le monde pèsent sur les marqueurs de l’anthropocène[5]. En Afrique, plus qu’ailleurs, les acteurs font face à l’urgence de repenser les villes, la façon dont elles sont conçues et habitées, collectivement en vue d’assurer un développement urbain durable, dont la priorité serait la lutte contre la pauvreté et en faveur de l’inclusion de tous, au profit de villes dynamiques, démocratiques, sécures et attrac-tives, dans le respect de l’environnement et en équilibre avec les ressources naturelles, humai-nes et financières[6].
Face à l’ampleur de la tâche, comment accom-pagner ces acteurs ? Quelles formations imagi-ner pour prendre de la hauteur, s’extraire d’une réalité « de problèmes » inextricables, retrouver l’envie et l’énergie créative de se projeter dans un monde urbain différent ?
1/ Former, pour accompagner la transfor-mation des territoires
A. Principes généraux : créer les conditions d’imaginer de nouvelles solutions pour et par les acteurs des villes africaines
Les villes sont aujourd’hui au cœur des agendas internationaux du développement durable : la Conférence internationale sur le financement du développement à Addis-Abeba (2015) a permis une véritable reconnaissance du rôle des collectivités locales dans le financement du développement. Le sommet des Nations unies sur le développement durable à New-York (2015) a consacré un Objectif de développement durable spécifique aux défis de la ville (ODD 11). La conférence de Paris sur le climat a démontré l’importance de l’échelon local dans l’agenda des solutions en faveur des villes sobres en carbone et résilientes au changement climatique. La conférence internationale sur le développement urbain durable réunie à Quito, Habitat III (2016) a permis l’adoption du Nouvel agenda urbain mondial, consacrant une vision commune de villes et d’établissements humains équitables, sûrs, salubres, accessibles, abordables, résilients et durables[7].
Afin de contribuer à la transformation de l’action publique sur les territoires et de sortir des impasses qui se profilent, il est aujourd’hui nécessaire d’accompagner les acteurs dans l’acquisition des compétences qui permettront de comprendre cette contribution des villes aux agendas internationaux, et d’imaginer des solutions et voies nouvelles.
Si l’apprentissage de savoirs et de compétences techniques est indispensable pour gérer le court terme et la performance, d’autres compétences sont nécessaires pour imaginer la ville de demain et la transformer. Car nous ne sommes pas « spontanément » acteurs du changement. Les formations doivent intégrer à la fois des objectifs pédagogiques « classiques » (acquisition de savoirs et de compétences techniques) mais aussi des objectifs « transformationnels », que nous pouvons résumer ainsi : (i) prise de conscience des enjeux et de la nécessité d’agir, (ii) stimulation de l’élan vital et de la motivation, (iii) émergence de savoirs nouveaux, grâce au groupe pour (iv) permettre la mise en mouvement des acteurs et accélérer le changement vers les ODD.
Une expérience transformationnelle est un processus pédagogique individuel et collectif par étapes de prise de conscience, d’introspection, d’inspirations, d’émergence, de mise en action et d’ancrage, permettant un développement de nouvelles façons de penser, mais aussi d’inventer des solutions, des projets pensés pour et par les actrices et acteurs de la transition. Ce processus permet une transformation profonde de la manière de voir, de penser et d’agir, indispensable à la recherche et au déploiement de nouvelles façons de concevoir les villes, en particulier sur le continent africain.
B. Au cœur de la pédagogie transforma-tionnelle : appréhender la complexité des territoires pour leur donner du sens
Un des premiers enseignements de la révolution scientifique du siècle dernier, c’est la mise en évidence des failles de la pensée « moderne » face à l’appréhension d’une réalité qui se complexifie. Notre cerveau biaise la représentation que nous nous faisons du réel, et ne nous permet pas d’interpréter de manière univoque un monde ambigu et incertain. La complexité est au cœur des défis.
La ville : un système complexe
Dans son ouvrage « Où atterrir ? » (2017) et à travers ses multiples travaux, Bruno Latour nous invite à cartographier les liens d’attachement de nos territoires pour « savoir s’orienter ». Prendre en compte la dimension systémique ; éviter l’approche en silo. Les villes sont au croisement des enjeux écologiques, énergétiques, économiques, technologiques et sociaux. Ces interdépendances, aujourd’hui accrues par la rapidité et l’incertitude des processus d’urbanisation, rendent plus que nécessaire une approche intégrée et systémique de compréhension des territoires et de planification stratégique des villes.
La pédagogie dite « transformationnelle » s’attache à faire prendre conscience de cette complexité pour pouvoir appréhender chaque ville dans sa réalité systémique ; pour comprendre ensemble les interdépendances et leurs conséquences. Cette approche invite à déconstruire les imaginaires qui structurent nos manières de penser en silo et à démontrer en quoi le business as usual et les modalités « traditionnelles » du développement urbain sont inadaptées à cette réalité systémique et vivante. Ainsi s’agit-il de pouvoir amener à une prise de conscience collective de la nécessité de changer de paradigme, de sortir d’une vsion occidentale pour amener à une approche plus intégrée, contextualisée et participative de la fabrique de la ville. Redéfinir les concepts, approches et méthodes propres à la planification urbaine, en s’appuyant sur des constats et analyses, à différentes échelles, et selon différentes sources, tant statistiques et quantitatives, qu’anthropologiques et sociologiques, ceci afin de répondre par des actions appropriées, aux demandes sociales, aux enjeux environnementaux, et aux besoins recensés dans les ville d’Afrique. S’appuyer sur la participation citoyenne pour ne pas réduire la planification à une « instrumentation technocratique », partielle et partiale dans sa prise en compte des enjeux du territoire habité[8]. Comprendre l’importance de « l’hybridation », consistant par exemple à intégrer dans la planification et les projets urbains les systèmes formels mais aussi l’informalité qui permet aujourd’hui à de nombreuses populations d’avoir accès aux services ou à des sources de revenus. Se projeter ensemble sur des mondes urbains différents, en mobilisant notamment les outils de la prospective positive pour construire de nouveaux récits souhaitables.
Embarquer des collectifs dans cette approche transformationnelle, c’est permettre une transformation des manières de voir pour faire advenir des futurs urbains différents ; offrir des perspectives qui donnent envie d’agir, et au final promouvoir des villes plus inclusives, durables, partenariales et participatives.
C. Savoir se transformer pour transformer
Accompagner les acteurs dans cette lecture et compréhension globale de leur territoire, et dans la définition d’un projet commun au service de villes plus durables, cela suppose également de leur offrir les clés pour mieux collaborer, imaginer, créer… mais aussi mieux se connaître. Ces compétences relèvent de dimensions multiples : intelligence émotionnelle, relationnelle et communication, création de sens et de récit, etc. Elles font appel à des outils tels que la créativité, l’intelligence collective, la pensée critique, la communication non violente. Elles invitent à travailler sur les postures, individuelles et collectives, pour être en capacité d’écouter, de coopérer, d’imaginer, de co-créer. D’impulser le changement par l’implication, l’exemple et l’énergie transmise.
Devenir des acteurs du changement, au service du développement durable, c’est aussi repenser son rapport au monde et à l’environnement. Regarder autrement, sortir d’une vision négative et figée, se départir d’une attitude de domination et de d’exploitation. Il s’agit de faire comprendre la façon dont les villes, parfois considérées comme peu désirables et sources de nuisances et problèmes, peuvent au contraire jouer un rôle essentiel dans la définition de solutions (et innovations) au service des transitions. Remettre l’humain au centre du jeu et donner un nouveau sens à l’action.
2/ Fabriques Urbaines : un programme de formations transformationnelles du Campus AFD
En lien avec les objectifs de sa feuille de route adoptée en 2020, le Campus AFD se positionne comme un laboratoire d’innovations péda-gogiques au service des grandes transitions sociales, environnementales et économiques. A travers des parcours mixtes, combinant le présentiel et le digital, et co-construits avec des partenaires au Nord et/ou au Sud, le Campus déploie une offre sur-mesure, qui s’appuie sur des pédagogies innovantes et transformationnelles, autant que sur les expertises sectorielles du groupe AFD.
L’offre de formations Fabriques urbaines[9], sur les villes et territoires durables, s’inscrit dans ces mêmes objectifs. Pensée pour et avec les femmes et les hommes qui font la ville, cette offre de formations s’adresse aux élus, cadres de l’administration, architectes, urbanistes ; mais aussi représentants de la société civile, entrepreneurs, chercheurs, artistes…
Les différentes composantes de cette offre globale et hybride sont articulées autour du triptyque suivant :
- Comprendre et explorer, à travers le partage de savoirs théoriques, mais aussi des recherches et explorations menées par les participants, ou encore des rencontres inspirantes à l’occasion de séminaires présentiels ou distanciels. C’est notamment ce que propose le MOOC « Villes durables et innovantes en Afrique » (et son cycle de conférences en ligne associé), coproduit avec l’ADEME. Ou encore le jeu « Fresque des villes africaines», développé avec l’appui du Groupe Huit[10].
- Expérimenter et agir, à partir de projets personnels ou collectifs, définis au démarrage des parcours, et que les participants doivent faire évoluer (ou prototyper) au gré des modules suivis ; un système de tutorat, mentorat, coaching ou parrainage permet d’accompagner les apprenants dans ces activités. Cette démarche est au cœur du parcours « Urban prospective lab – villes intermédiaires», co-conçu et déployé avec Les Ateliers internationaux de maîtrise d’œuvre de Cergy et l’Institut des Futurs Souhaitables.
- Collaborer et s’engager, au sein de communautés de pratique ou de réseaux ayant vocation à collectivement promouvoir et construire les villes durables de demain. C’est le sens du cycle « Financer la ville durable de demain», proposé en partenariat avec le Fonds mondial pour le développement des villes (FMDV).
Focus sur le parcours « Urban prospective lab – villes intermédiaires »
Urban prospective lab est une des illustrations de la pédagogie transformationnelle promue par le Campus AFD. Ce nouveau parcours de formation-action vise à accompagner les acteurs de la fabrique des villes intermédiaires dans la compréhension des enjeux et l’identification de solutions pour leurs territoires. Avec une alternance de distanciel et de présentiel, ce parcours de six mois offre les outils pour questionner les grilles de lecture actuelles et
construire une vision collective du potentiel des villes intermédiaires. En s’appuyant sur les outils de l’intelligence collective, de l’analyse systémique et de la prospective positive, il permet aux participants de porter un regard nouveau sur un territoire. En croisant les défis aux différentes échelles (institutionnelles et spatiales), en oubliant temporairement les frontières administratives, en voyageant dans le futur pour repenser le présent, il encourage l’expression de stratégies et d’idées créatives et innovantes. Il invite à promouvoir d’autres trajectoires et des futurs souhaitables pour les villes intermédiaires en Afrique.
Conçu et déployé en partenariat avec Les Ateliers de Cergy et l’Institut des Futurs Souhaitables, Urban prospective lab est donc une véritable expérience apprenante et transformationnelle, qui mise sur l’interdisci-plinarité, l’intelligence collective et la mise en réseau.
Une édition pilote de cette formation a été déployée entre octobre 2022 et mars 2023. Elle a réuni 17 apprenants issus de 6 villes intermé-diaires (5 pays).
Afin de permettre aux participants d’être acteurs de leur formation et de les placer en situation de production pour la résolution de problèmes, le parcours de formation Urban prospective lab est centré sur un cas concret. En 2022-2023, la ville-école de Bohicon (Bénin) a constitué le terrain d’analyse et de propositions.
Cinq temps forts ont jalonné le parcours ; en particulier, le (1) « voyage apprenant » à Bohicon, dont l’objectif était de faire émerger, clarifier et analyser les problématiques de la ville intermédiaire, à partir d’un diagnostic territorial, systémique et sensible. Puis (2) l’atelier prospectif à Marseille, où les participants ont proposé un nouveau récit pour la ville-école, complété de propositions de stratégies et des pistes d’interventions illustrées. Tous ces éléments ont été restitués à l’occasion d’un (3?) forum international, auquel participaient notamment les autorités de Bohicon.
A l’issue du déploiement de ce pilote, l’évaluation ex-post a démontré que l’effet « transfor-mationnel » avait été réel pour la majorité des participants : ils ont fait part d’un enrichissement radical de leurs compré-hensions des enjeux des villes intermédiaires, d’un changement des imaginaires sur ces territoires, de découverte des méthodes prospectives, etc. Le principal point d’attention reste le passage à l’action en autonomie, qui n’est pas encore évident. Mais l’intention est qu’il puisse être assuré grâce à la structuration de la communauté de pratique qui s’est créée dans le cadre de la formation ; laquelle serait amenée à s’enrichir au gré des éditions du parcours. L’enjeu est également de pouvoir déployer ce type d’offres avec des partenaires pédagogiques africains ; en vue de contribuer au renforcement et à la diversification de l’offre sur le continent. Ce sera tout l’objectif des prochaines sessions !
Bibliographie :
[1] Source : Banque mondiale, 2022
[2] Source : AFD, Focus Villes durables, 2018
[3] Source: Jean-Pierre Elong Mbassi, MOOC Villes durables et innovantes en Afrique, 2021
[4] Source : Jean Claude Bolay, Villes intermédiaires au Sud du monde, 2021
[5] Les villes sont à l’origine de près de 70% des émissions globales de gaz à effet de serre ; elles consomment les deux-tiers de l’énergie mondiale – le logement et les transports étant les plus énergivores. Des phénomènes dont les effets sont accrus par le rythme élevé de la croissance urbaine et le défaut de planification.
[6] Source : Ibid.
[7] Source : AFD, Focus Villes durables
[8] Source : Jean Claude Bolay, Villes intermédiaires au Sud du monde, 2021
[9] Pour en savoir plus : www.afd.fr/fr/campus-afd/fabriques-urbaines
[10] Sur une idée originale de l’agence « dixit.net », qui a créé ce jeu pour la France avec le soutien de l’ADEME