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Aujourd’hui, plus de 25 % de la population africaine vit à moins de 100 kilomètres des côtes. Ce phénomène n’est pas nouveau. L’eau s’est depuis toujours imposée comme une composante majeure dans le choix du lieu de nos établissements humains. Sous forme de fleuve, de rivière, de lagune ou d’océan, ces étendues d’eau représentent des façades commerciales et culturelles clés dans le fonctionnement de nos sociétés d’une part, et dans les relations inter sociétés d’autre part.
L’évolution des rapports internationaux et la mondialisation croissante de l’économie favorisent l’essor des sociétés humaines. Cependant, dans cet élan de développement, plusieurs pratiques sont le moteur de changements d’ordre climatique qui menacent les équilibres naturels et par ricochet les modes de vie des populations. Ces changements sont surtout perceptibles au niveau des grandes étendues d’eau, en l’occurrence les mers qui abritent les installations portuaires autour desquelles se sont développées de grandes villes. De cela surgit la question du devenir des villes portuaires, et celles d’Afrique en particulier.
Abidjan, ville portuaire dans le golfe de Guinée, constitue un exemple intéressant pour illustrer les logiques qui sont aujourd’hui à l’oeuvre. Classé premier port de la côte ouest-africaine avec un trafic maritime global de 22,55 millions de tonnes de marchandises en 2020, le port autonome d’Abidjan (PAA) a largement impacté d’un point de vue social, économique et environnemental ce centre urbain qui s’est développé autour de lui au fil du temps.
Mais à quelle vie peut aujourd’hui prétendre celle que l’on appelait naguère la « perle des lagunes » ? Autant que la ville qui se développe et devient la vitrine d’un pays en plein essor, le PAA ambitionne de devenir le hub portuaire de toute l’Afrique occidentale. Mais alors, sachant les problèmes fonciers, sociaux, et environnementaux qui pourraient en découler, il est légitime de se poser la question : comment aujourd’hui intégrer les espaces dans une optique d’inclusivité, de prospérité et de résilience ?
Des premiers échanges à la création d’un port international
Dès le XVe siècle, les populations vivant sur le territoire de l’actuelle Côte d’Ivoire ont commencé à échanger avec les Européens, via des rades foraines. Avec la colonisation, des plateformes d’échanges sont nées et sont devenues des wharfs à partir du XXe siècle. Idéalement situés dans le golfe de Guinée, et bénéficiant d’une position centrale tant terrestre que maritime avec une capacité de centralisation importante, les wharfs se sont progressivement développés à Grand-Bassam (1901- 1923), à Port-Bouët (1931) et à Sassandra (1951).
Ces wharfs constituaient une étape intermédiaire nécessaire avant qu’un site propice à la création d’un port maritime en eaux profondes soit trouvé. C’est seulement en 1938 que les travaux du port d’Abidjan commencent, afin de répondre à la croissance constante des échanges et de soulager les wharfs saturés et peu adaptés au volume des échanges et aux ambitions coloniales. Les activités commerciales et industrielles qui se sont développées avec le port dès sa mise en service en 1951, ont façonné la ville d’Abidjan qui connaît alors, en parallèle, de grands bouleversements.
En effet, le XXe siècle a apporté de nouveaux enjeux économiques liés à des changements majeurs dans les modes de consommation, mais également ceux liés à la mondialisation des échanges et au changement climatique. En outre, dès la mise en service du port en 1951, les activités commerciales et industrielles se développent à Abidjan. Celles-ci vont façonner la ville qui connaît alors de premiers grands bouleversements, entre l’apparition de nouvelles opportunités mais également de nouveaux risques et vulnérabilités.
Le bouleversement d’une ville
Abidjan devient, à la faveur du port, le centre du pouvoir colonial et concentre les administrations et les activités économiques. Elle s’impose comme plaque tournante, point de contact entre la colonie et la métropole, ainsi que le point de transit des produits de l’exploitation des colonies n’ayant pas accès à la mer vers l’international. Le port s’est donc développé comme un outil politique et stratégique.
Ce développement non seulement bouleverse l’économie et le positionnement de la ville d’Abidjan, mais impacte également ses besoins en matière de planification. Les opportunités d’emploi d’un port international attirent diverses populations qualifiées et non qualifiées, qui malheureusement ne trouvent pas toujours les infrastructures et services urbains de base nécessaires à un mode de vie décent.
La commune de Port-Bouët en est un bon exemple : selon l’institut national de la statistique, la population de la commune de Port-Bouët, estimée à 97 780 habitants en 1975, est passée à 102 000 en 1998, puis 137 502 en 2005 et 196 000 en 2014 (source RGPH). C’est donc à cette époque qu’Abidjan commence à devenir une ville portuaire incontournable de la sous-région, quand bien même encore naissante.
Avec l’expansion du port, on se retrouve face à une dualité sociale et culturelle importante. En effet, se pose la question des peuples historiquement présents sur les berges lagunaires. Ces peuples de pêcheurs subissent directement les effets du développement et de l’expansion du port : pollution environnante, destruction des ressources naturelles, concurrence de la pêche industrielle, pression foncière… Ces bouleversements viennent renforcer leur vulnérabilité sans que cela ne soit pris en compte dans le processus de planification.
Les écosystèmes en danger
Enfin, le développement portuaire menace fortement l’écosystème dans lequel il s’implante. Les activités industrielles, logistiques, urbaines, génèrent une production de déchets solides et liquides incommensurable, en plus de contribuer à la destruction d’écosystèmes (sous l’eau et sur la terre) au profit de la mise en place d’infrastructures portuaires à grande échelle.
Une étude de SCE/Groupe Keran menée en 2019 a montré que la lagune Ebrié était le réceptacle de plus de 75 000 tonnes de macrodéchets flottants par an. Ces déchets se retrouvent sur les berges, pourrissent et tuent la faune et la flore locale, alors que ces ressources naturelles représentaient bien souvent pour les populations locales les fondements de leurs activités économiques et sociales. Ces exutoires résultent d’une urbanisation non planifiée et de l’incapacité des entités fournissant les services urbains de base, tels l’assainissement ou la collecte des déchets, à répondre à une demande exponentielle. Les données à ce sujet sont incomplètes ou absentes.
De même, aujourd’hui, la plupart des mangroves ont été détruites ; et les espaces remblayés sur la lagune se comptent en centaines d’hectares. Ainsi, la pollution est lourde et les opportunités économiques bien minces. Les populations environnantes se dirigent vers des petits boulots, précaires mais où la paie est immédiate et sans trop d’exigences. Le port exacerbe ainsi cette dualité d’usages : entre ceux qui instrumentalisent le port et ceux qui le subissent.
Entre ambition et planification…
Le port d’Abidjan a pour ambition de se positionner comme le principal hub portuaire de l’Afrique de l’Ouest. Cela sous-entend une diversification et une intensification de ses activités, et donc une augmentation significative de sa surface. Cependant, l’emprise au sol que nécessiteraient les nouvelles installations au coeur de la mégalopole porte sur des espaces très convoités. Les spéculations foncières marquent le processus d’urbanisation et représentent une source significative de revenus pour les communautés villageoises.
Le port – dans sa dynamique d’expansion – a mis en place un schéma directeur d’aménagement qui identifie ses besoins en termes d’infrastructures, mais pas en matière de services ou de logement abordable. La question de l’environnement y est également quasiment absente. Pourtant, au rythme des saisons, des milliers de travailleurs sans qualification viennent travailler au jour le jour pour contribuer, notamment, au chargement des marchandises.
Ces groupes de travailleurs se logent à proximité des installations, dans des conditions le plus souvent insalubres. La planification de l’espace portuaire semble ainsi se faire de manière indépendante, isolée et déconnectée des mécanismes de la fabrique urbaine, des populations qui y vivent ou survivent, et des ambitions de durabilité et d’inclusivité affichées par la ville.
Le port, et plus généralement la lagune, se vit à plusieurs vitesses à Abidjan. Ce sujet qui intéresse de plus en plus les urbanistes est complexe et délicat. Quels sont la sociologie et l’environnement propres au port ? Comment faciliter son développement tout en prenant en compte et respectant les réalités urbaines de sa ville « hôte » ? Le port a-t-il sa propre identité, comme un proche parent dont une ville voudrait s’émanciper, en vain ? La planification urbaine doit aborder le territoire avec un regard holistique. Il faut faire l’effort d’intégrer le port dans l’écosystème urbain afin que les deux ne forment plus qu’un, optimisant les ressources et capacités de chaque partie pour un développement urbain durable, inclusif et résilient.