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Comment la démarche des communs appliquée au foncier peut-elle être un levier pour résoudre le mal-logement dans les Suds ? C’est ce qu’ont étudié Claire Simonneau, enseignante-chercheuse, et Éric Denis, directeur de recherche, dans le cadre d’un programme1 piloté par l’unité mixte de recherche Géographie-cités. Les deux géographes urbanistes ont collaboré avec des spécialistes des terrains d’étude.
Se loger en ville de façon décente est un droit fondamental qui reste inaccessible pour une part significative des citadins dans les Suds. Le mal-logement est une situation encore trop souvent majoritaire, qu’il s’agisse du risque d’éviction, de la précarité de l’habitat ou du terrain d’édification, ou encore de la marginalité des habitants en termes d’accès aux services et à l’emploi.
Le prix du foncier rend impossible la production de logements décents et abordables pour les familles modestes, tant en locatif qu’en accession ou en auto-construction. En outre, l’essor rapide de la valeur d’échange et financière du sol urbain n’a de cesse d’accroître la part des acquisitions spéculatives, en particulier dans les contextes de faible inclusion financière et de forte inflation.
Dans le cadre de la réhabilitation de quartiers précaires ou de promotion de nouveaux ensembles de logements, la mise en commun du sol pour produire de l’habitat à l’échelle locale constitue un levier pertinent. Elle permet de maintenir de la mixité sociale en ville. En neutralisant la valeur foncière, Il est en effet possible d’empêcher l’exclusion par le marché et la spéculation foncière, de plus en plus ouverte aux capitaux transnationaux.
Des solutions variées de production de logements populaires par la mise en commun du support foncier existent en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Des coopératives d’habitants par aide mutuelle en Uruguay au community land trust (CLT) kenyan, leur étude comparative montre que ces communs résidentiels sont extrêmement divers et leurs résultats très inégaux.
Le difficile passage à l’échelle et la durabilité
Très peu de projets dépassent l’échelle expérimentale. Le CLT de Voi au Kenya, pourtant reconnu par ONU-Habitat comme best practice, n’a jamais été reproduit ailleurs dans ce pays. Qui plus est, à Voi même, ce qui fut un succès pour la première génération relogée souffre aujourd’hui de déréliction. On observe l’affaiblissement des structures de gouvernance communautaire et la dispersion de la propriété foncière, faute d’un cadre permettant d’en garantir un accès intergénérationnel subventionné et non-spéculatif. À l’inverse, en Uruguay, les coopératives d’habitants par aide mutuelle se multiplient et perdurent, de génération de résidents en génération. Elles sont à présent plus de 600, tandis que les premières ont plus de 50 ans.
Entre ces deux extrêmes, nous pourrions décliner en de nombreuses nuances la diffusion des expériences initiales au-delà des primo-accédants, le maintien comme outil d’accession en ville et les modalités de dissolution du bien commun. Il est dès lors possible de dégager au moins trois principes qui favorisent le succès initial, le passage à l’échelle et la durabilité inclusive des communs fonciers pour l’habitat populaire.
1 – L’appropriation du modèle par des collectifs de résidents
Le soutien de la coopération internationale ou même l’appui national à la mise en œuvre d’un modèle ayant fait ses preuves ailleurs, comme le CLT, n’est pas une condition suffisante pour garantir son succès localement. C’est encore moins le cas pour sa diffusion au-delà d’une première expérimentation. La mise en commun du sol doit être « appropriée » localement. Pour cela, elle doit répondre à des manières de faire en commun préexistantes, qu’elles soient populaires, militantes ou traditionnelles. Car faut-il encore que l’envie de faire et d’habiter en commun rencontre l’adhésion d’un collectif suffisamment soudé pour en porter les valeurs dans la durée. En ce sens, l’appui sur des valeurs partagées préexistantes est fondamental, qu’il s’agisse de mouvements coopératifs et syndicaux puissants et anciens, comme en Uruguay, de formes collectives d’organiser le travail agricole et de partager les usages du sol, comme au Burkina Faso, ou encore de mouvements collectifs d’appropriation foncière, comme au Brésil.
2 – Un appui convaincu des autorités publiques
Il est également essentiel (mais pas suffisant) qu’un cadre législatif favorable émerge à l’échelle nationale. Il doit pouvoir être assimilé par des collectifs de résidents et les associations qui les appuient notamment dans la mise sur pied d’une structure juridique qui les protège. Les autorités locales ont également un rôle crucial à jouer pour la mise à disposition de foncier en cœur de ville ou pour la régularisation collective du sol dans le cas de la réhabilitation in situ de quartiers précaires.
3 – Un cadre réglementaire propre à pérenniser
Beaucoup de projets prometteurs amorcés avec enthousiasme par les résidents et leurs appuis associatifs et institutionnels sont peu à peu démantelés. Le bien commun est dissous par la vente peu encadrée des possessions individuelles au fil du temps. On pourra parler de commoning transitoire, si la dissolution a été envisagée initialement. Mais dans la plupart des cas, rien n’a été prévu et cela conduit à une dérive spéculative ou/et à une dégradation des parties communes qui ne sont plus gérées. Des dispositifs anti-spéculatifs peuvent permettre d’encadrer les reventes et les successions afin de conserver la dimension inclusive de ces communs résidentiels. Dans ce cas, le collectif encadrera le prix de vente des logements et conservera la propriété du sol afin de favoriser l’accession de nouveaux résidents modestes.
Limites et perspectives des communs résidentiels
Si les communs résidentiels représentent un idéal développementaliste inclusif, en pratique, ils peuvent aussi constituer un instrument qui prive les résidents d’un accès au capital de leur logement. Dans ce cas, ils peuvent être un frein à leur insertion économique dans des environnements où seule l’hypothèque et la capture de la rente foncière et immobilière par revente permettent de mobiliser un financement conséquent.
Les communs fonciers pour l’habitat comme solution pour l’insertion des familles populaires dans la ville doivent à ce titre s’inscrire dans un mouvement plus large. Il s’agit de la prise, ou reprise, en charge collective des coûts des biens communs, de l’éducation, de la santé. Sans cela, le bien immobilier ne peut s’affranchir de sa valeur d’échange et demeure un élément clé de la sécurité économique des familles.
En outre, faire en commun ne va pas de soi par rapport aux aspirations individuelles des citadins. Se pose ainsi la question de l’imposition d’un modèle de faire en commun aux urbains pauvres quand les classes moyennes conservent le droit à une valorisation de leur capital logement. À ce titre, les communs transitoires dans les processus de réhabilitation in situ peuvent constituer une approche médiane intéressante, permettant de mettre en place des dispositifs de gestion résidentielle communs avant que les reventes ne soient autorisées.
Enfin, les communs résidentiels, s’ils permettent en théorie de développer une part de logements locatifs, demeurent néanmoins un modèle propriétariste peu adapté à prendre en compte la mobilité de ses sociétaires. Autrement dit, il s’agit d’un modèle qui favorise l’installation et l’ancrage des populations modestes en ville au plus près de leurs besoins, mais il ne peut pas tout.