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Sur la base de témoignages d’habitants et de visites de terrain, Pierre Arnold, urbaniste, chargé de projet à UrbaMonde France, nous présente la genèse du community land trust du Caño Martín Peña, à Porto Rico. Il nous décrit les avantages de la démarche, dans un contexte urbain informel.
Les populations qui se sont installées depuis les années 1930 autour du cours d’eau Caño Martín Peña (CMP) dans un secteur aujourd’hui central de San Juan, la capitale portoricaine, connaissent trop bien les risques liés à la titrisation individuelle. Au fil des décennies, des maires et gouverneurs ont réalisé des programmes de régularisation foncière à des fins électorales. Et les habitants ont rapidement été déplacés vers les périphéries par les logiques de marché. Pensant faire une bonne affaire ils ont cédé à la pression de promoteurs immobiliers pour vendre. Mais avec les faibles gains réalisés, ils n’ont pu racheter des logements que dans des zones périurbaines ou d’autres localités de l’île, loin de leurs attaches et bassin de vie précédent. Situés à côté du centre d’affaire « Milla de Oro », les quartiers autour du CMP ont en effet une valeur foncière très importante dès que la terre passe d’un statut d’occupation irrégulière du domaine public à une parcelle privée constructible.
Aujourd’hui, le processus de régularisation est en cours. À terme, environ 1 500 ménages recevront un titre de droits de superficie pour leurs parcelles, dont la propriété a été transféré du domaine public au community land trust du Caño Martín Peña. Le CLT-CMP a été créé pour conserver à perpétuité la propriété foncière et assurer que les transactions des droits de superficie se réalisent avec une plus-value limitée et pour des usages du foncier qui ne nuisent pas aux communautés installées là depuis des générations. Ce sont les résidents des sept quartiers autour du Caño Martín Peña qui ont choisi ce mode de gestion foncière plutôt que des titres individuels ou des coopératives d’habitants lors d’un long processus participatif de planification-action.
Le drainage du Caño à l’origine du projet
L’origine de ce CLT unique remonte à 2001, alors que l’Autorité des routes et des transports du Gouvernement de Porto Rico avait pour ambition de drainer et rendre navigable le Caño afin de connecter l’aéroport et les zones touristiques par voie fluviale. Ce chenal est impraticable car il a été remblayé au fil des décennies pour étendre l’espace habitable des quartiers alentour. Il est aussi très contaminé du fait de l’absence de réseaux d’assainissement dans ces quartiers, inondés par les débordements du Caño à chaque forte pluie. Ce projet d’ingénierie allait entrainer le relogement de centaines de familles installées au bord du chenal. La récente loi de participation et d’autonomisation des habitants pauvres (loi 1, du 1er mars 2001) encourageait toute entité publique à la co-construction des projets urbains affectant ces populations. C’est une cheffe urbaniste qui a été embauchée par l’autorité compétente, pour prendre en charge le projet d’amélioration du secteur dans le district de planification spéciale du CMP (DPS-CMP) qui englobe sept quartiers (autour de 27 000 habitants).
Des habitants vigilants
Dès les premières assemblées dans les quartiers concernés, les résidents ont manifesté leur vigilance vis-à-vis des risques de déplacement induits par les relogements et la régularisation foncière. Au cours des deux années suivantes, ce sont près de 700 activités de « planification-action-réflexion » qui ont été réalisées dans le secteur par l’équipe en charge du projet, accompagnée d’universitaires, d’organisations communautaires et bien sûr des acteurs du quartier et des résidents.
Ce processus d’« empouvoirement » a permis à ces derniers de comprendre les avantages et les risques des scénarios et de construire leur vision commune pour le secteur. Ils se sont exprimés pour le drainage du Caño et l’amélioration des infrastructures du quartier, pour le relogement au sein du quartier, pour la sécurisation foncière mais contre la gentrification. De plus, ils ont participé à la rédaction du plan de développement intégral et usages du sol du DPS-CMP, approuvé par le Gouverneur de Porto Rico en 2007.
Cette collaboration multi-acteurs autour d’une cause commune et la montée en compétence des habitants ont permis l’adoption de la loi de Porto Rico 489-2004 qui établit une corporation publique (nommée ENLACE) pour la mise en œuvre du plan de développement. La loi crée aussi le CLT. Sa vocation est : assurer une sécurité foncière des occupants ; garantir que les familles, en particulier les plus vulnérables, ne seront pas déplacées ; assurer du logement perpétuellement abordable dans le secteur ; faciliter le relogement des familles qui vivent sur les terrains qui devront être rendus au chenal.
Une gouvernance partagée
Dans la gouvernance du CLT, sont associés État, municipalité, communauté et résidents. Pendant le processus participatif s’est consolidé le G-8, un groupe de représentants d’organisations communautaires qui compte aujourd’hui 120 leaders de ces communautés (dont 40% sont des jeunes leaders de 14 à 25 ans). Le G-8 est représenté à la fois dans la gouvernance d’ENLACE et du CLT.
Le règlement général du CLT conçu par ENLACE avec des représentants de la communauté et approuvé en 2008, prévoit 11 sièges au conseil d’administration du CLT. Voir la composition dans le schéma ci-contre).
Apprentissages multiples
Le fait d’avoir donné à la communauté les moyens de co-construire le mode de gestion foncière sur leur territoire, à travers la création du G-8, d’ENLACE et du CLT-CMP, permet aux résidents de s’investir pleinement dans la gestion de ce projet complexe (amélioration de quartier, démolitions-relogements, régularisation foncière). Ils sont devenus partenaires des autorités, au lieu d’opposer une résistance à un projet imposé. En plus de ces instances, la communauté est très active dans de multiples initiatives : conseils communautaires, alphabétisation pour résidents adultes et migrants, université de quartier, « leadership » des jeunes, actions contre la violence et les discriminations, jardins partagés, clubs sportifs, micro-entreprises, etc. La communauté a fait preuve d’une grande capacité d’autogestion et de résilience après le passage de l’ouragan María et depuis le début de la COVID-19 (urbaMonde, 2020).
Pour aller plus loin
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Hernández-Torrales, M. E., Rodriguez del Valle, L., Algoed, L. & Torres Sueiro, K., 2020b. Seeding the CLT in Latin America and the Caribbean. Origins, Achievements, and Proof-of-Concept Example of the Caño Martín Peña Community Land Trust. En: On Common Ground. International perspectives on the Community Land Trust. Madison: Terra Nostra Press, pp. 189-210.
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