Les villes de “l’après catastrophe“
Comment anticiper et réparer, en milieu urbain, les effets
des catastrophes naturelles ou d’origine humaine ?
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Qu’elle soit naturelle ou d’origine humaine, la catastrophe arrive bien souvent dans les villes des pays en développement sans qu’il y ait eu au préalable une évaluation des risques et de la vulnérabilité du territoire. Au temps de la “catastrophe“ suit celui de la “reconstruction“ dont la forme et le rythme peuvent varier selon les lieux mais qui obéissent cependant à des mécanismes similaires. Identifier ces mécaniques et en extraire les lignes directrices est nécessaire pour mettre en œuvre de nouvelles manières d’appréhender et de “réparer“ le territoire. Afin d’éclairer les questions liées aux processus de reconstruction des villes de l’après catastrophe, “AdP – Villes en développement“ organise le 13 janvier 2014 à Lausanne une conférence débat avec des spécialistes du sujet. Quelles leçons tirer des expériences de reconstruction ? Comment les notions de risque et de vulnérabilité sont-elles intériorisées par les habitants et par les autorités, à la suite de ces évènements exceptionnels? Des exemples concrets permettront d’ouvrir le débat sur la manière de “fabriquer la ville“ en temps de catastrophe et d’intégrer la notion du risque dans les politiques urbaines
avec
- Ivan Vuarambon, architecte urbaniste, spécialiste des projets de reconstruction
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Abigaïl Laure Kern, doctorante EPFL – Collaboratrice au Centre Coopération Développement CODEV
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Xavier Crépin, administrateur au Ministère Français des Affaires Étrangères
Le contexte de la conférence
Marcel BELLIOT, président l’association “AdP – Villes en développement“, ouvre la réunion. Créée à la fin des années 70, l’association rassemble 230 professionnels francophones exerçant leurs activités dans les pays émergents et en développement, dans toutes les disciplines de la ville : urbanistes, économistes, ingénieurs, chercheurs, administrateurs… Espace d’échanges sur les « villes du Sud », elle diffuse auprès de ses membres et d’un large public des informations sur les évolutions urbaines de ces territoires, les grands évènements internationaux qui les concernent, les marchés d’études et les projets qui y sont menés… Elle exerce ces missions au travers de son site internet http://www.ville-developpement.org/, de son Bulletin trimestriel d’information “Villes en développement“, de conférences, de dîners débats et de sa Journée annuelle d’échanges dont la dernière s’est tenue à Paris en septembre 2013 sur la relation entre la recherche urbaine et les projets de développement urbain financés par les grands bailleurs internationaux.
La conférence de ce jour se tient à Lausanne pour répondre à l’invitation des membres suisses de l’association et pour renforcer les relations avec les organismes suisses impliqués dans les problématiques de développement urbain des pays du Sud, notamment l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Elle a été organisée avec le concours de Benjamin Michelon, vice président de AdP et ancien chercheur de l’EPFL absent ce jour en raison d’engagements professionnels.
Plus de la moitié de population mondiale habite aujourd’hui dans les villes, espaces caractérisés par de fortes densités humaines et par la complexité croissante des systèmes urbains qui leur permettent de fonctionner. L’impact des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes qui les frappent est souvent dévastateur pour les populations qui y habitent aussi bien que sur les infrastructures et les équipements qu’elles abritent, notamment dans les “pays du Sud“. Comment réagir, dans l’urgence, à de tels évènements et quelles leçons en tirer, pour le futur, tant du point de vue de la restauration des grands services urbains que de la conception même des villes ? Trois intervenants, impliqués à des titres divers dans ces dossiers, sont aujourd’hui invités à présenter leurs réflexions et leurs expériences sur la question.
Les trois interventions
Abigaïl Laure Kern, doctorante à l’EPFL et responsable des coopérations bilatérales en science, recherche, éducation et innovation entre la Suisse et plusieurs pays du Sud (Brésil, Inde…), prépare une thèse sur “la gouvernance des villes moyennes en situation de crise“ avec Haïti en cas d’étude, à la lumière notamment du tremblement de terre qui a frappé ce pays le 12 janvier 2010. Elle rappelle l’ampleur de la catastrophe : 220 000 morts et 300 000 blessés, 100 000 logements détruits et des dégâts évalués à 8 milliards $ (120 % du PIB haïtien), dans un pays de 10 millions d’habitants. Elle souligne les dégâts collatéraux provoqués par l’épidémie de choléra qui a suivi, en octobre 2010 : 600 000 cas recensés et 7500 morts…
La question du logement lui apparaît comme centrale dans la mesure la nécessité de reloger rapidement les populations sinistrées s’est conjuguée avec une situation ancienne de déficit chronique en la matière. Elle décrit les mesures prises par les autorités et la Commission intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) pour y faire face avec la création du Fonds de reconstruction d’Haïti (FRH) : renforcement de structures gouvernementales (Comité interministériel pour l’aménagement du territoire (CIAT) redynamisé, la relance d’une entreprise publique de construction de logement (EPPLS)), locales (agences techniques) et sectorielles. La volonté initiale du gouvernement haïtien était de laisser une grande marge de manœuvre aux initiatives des habitants dans le processus de reconstruction. S ‘appuyant sur l’exemple du programme “Quartiers tranquilles“, Abigaïl Kern en tire un bilan relativement négatif, pointant le manque de transparence dans l’information du public, la faiblesse voire l’absence de coordination entre le Ministère de l’Intérieur et les agences techniques spécialisées et l’absence de responsabilité (accountability) des autorités. Elle note que si l’auto construction a été favorisée, elle s’est faite sans coordination et en l’absence de planification urbaine. Elle cite l’exemple du camp de réfugiés “Camp Corail“ qui accueille selon les estimations entre 20’000 et 30’000 personnes et dont l’implantation s’est faite faite hors de toute logique urbaine. Selon les premiers rapports d’évaluation de l’aide d’urgence, elle rappelle que celle-ci a eu certes un réel impact auprès de la population (1/2 des ménages ont reçu une assistance matérielle, 1/3 ont reçu une aide sanitaire cf. chiffres enquête ECVMAS-Haïti) mais qu’elle n’a pas été adaptée au milieu urbain. En effet, les leçons tirées des désastres passés qui ont donné de bons résultats en Haïti pour les désastres de 2007, 2008 et 2009 étaient conçu pour un cadre rural. Le contexte urbain demande des réponses spécifiques, notamment multisectorielles, supposant de travailler en réseau et avec les autorités locales. Or, face aux conséquences du séisme, les clusters ont paradoxalement présenté une réponse préconçue et peu souple, plaquant des solutions trop spécialisées et peu adaptées au contexte (cf. rapport de la Cour des Comptes 2013). Concernant la phase de reconstruction toujours en cours, sa portée n’est que très limitée (Déblaiement des débris : Moins de 1% des ménages / Assistance pour la reconstruction : 5% des ménages dans les camps, 4% des ménages de l’Aire métropolitaine et 2 % en Haïti cf. chiffres enquête ECVMAS-Haïti). Au final, les projets “clés en mains“ se sont imposés au détriment des opérations portées par les habitants. Il n’y a pas eu suffisamment de programmes multisectoriels (12% des fonds du FRH) et une part très faible du budget de reconstruction (0,4% des fonds du FRH) a été consacrée au renforcement des capacités locales.
Ivan Vuarambon, architecte urbaniste spécialiste des projets de reconstruction, est intervenu dans de nombreux pays durant les vingt dernières années pour le compte du gouvernement suisse et d’organismes internationaux (UNRWA, UNHCR) : Philippines après le typhon, Libéria et Liban après la guerre, Haïti après le tremblement de terre, Birmanie après le tsunami… Il en souligne notamment les enseignements suivants.
Dans les situations d’urgence, la “table rase“ n’est pas possible et il est illusoire d’espérer en profiter pour reconstruire une « ville idéale ». La première urgence est de sauver des vies. Cela passe par des actions qui privilégient la santé et la protection des personnes. Il faut agir sur tout ce qui permet à la vie de continuer et de reprendre, la question des moyens de subsistance (animaux, cultures) devenant alors centrale. La remise en état des infrastructures ne vient qu’ensuite et il est rarement fait appel à des architectes et à des urbanistes dans de telles situations. Cela n’empêche bien sûr pas de réfléchir aux impacts des actions ainsi entreprises sur l’évolution future de la ville mais on ne le dit pas trop fortement…
Dans une situation post catastrophe, 80 % de la réponse vient des habitants eux mêmes et l’impact de l’aide internationale est en définitive relativement faible. La plupart des formes urbaines, qu’il s’agisse de celles qui préexistaient ou de celles naissent après la catastrophe, relèvent de l’habitat spontané. Celles ci traduisent une adaptation aux usages et aux besoins : « la forme est l’image même de l’usage ». Les matériaux de construction traditionnels, utilisé par les plus pauvres, seront largement dominants dans les opérations de reconstruction.
Les actions d’urgence se concentrent sur les personnes les plus vulnérables en s’appuyant sur les leaders spirituels naturels des communautés touchées. Il faut garder à l’esprit que les donateurs et leurs experts sont ne sont pas forcément perçus comme les « gentils » par les populations concernées mais parfois aussi comme des « destructeurs » qui viennent perturber les systèmes de valeurs traditionnels de la société touchée… Les grands donateurs internationaux et les ONG ne sont pas seuls à intervenir. Il existe de nombreux acteurs informels dont l’action peut être très importante (aide directe venant des pays arabes notamment). Un autre élément, fréquemment rencontré, est la cristallisation, à l’occasion de situations post catastrophe, d’antagonismes préexistant au sein des populations locales et notamment ceux liés à l’opposition “sédentaires/nomades“ ou “éleveurs agriculteurs“.
Les acteurs impliqués dans une opération de reconstruction sont très nombreux : usagers, et populations affectées, donateurs, autorités nationales et locales, ONG et entreprises privées… Les logiques d’intervention de ces différents acteurs peuvent être très différentes et il faut en tenir compte. Les moyens modernes de communication (téléphones mobiles ou virements électroniques) changent par ailleurs beaucoup de choses dans la manière dont sont gérées les situations post catastrophe. Des transferts financiers importants peuvent être mis en œuvre de manière spontanée par les particuliers ou des ONG, qui échappent aux autorités officielles.
Xavier Crépin, responsable des relations avec les associations au Ministère français des Affaires étrangères (MAE), présente ensuite le travail en cours d’achèvement au MAE sur la résilience des villes. Ce rapport s’intéresse à la manière dont les villes, et les sociétés qu’elles abritent, réagissent aux situations d’urgence ou de catastrophe. Les crises agissent souvent comme des “révélateurs“ de la fragilité des États. Le rapport du MAE souligne l’importance des ressources locales, humaines et techniques, pour y faire face et développe trois idées forces. La première est celle de la faible “durabilité“ des grands réseaux unitaires d’infrastructure. La seconde insiste sur l’exigence de cohésion sociale et sur la nécessité d’impliquer collectivement tous les habitants. La troisième propose d’adapter droit aux situations locales et de privilégier l’usage au “formel“.
Débat
À une question d’Alexandre Wagnières (DDC/CICR) sur les problèmes fonciers posés par la reconstruction d’urgence (à qui appartient la terre et comment la mobiliser pour accueillir les personnes déplacées ?), Ivan Vuarambon répond que cette question n’est pas un préalable et qu’il est toujours possible de trouver des solutions concrètes, ajoutant que la dissociation entre la propriété foncière et celle des bâtiments ouvre de larges possibilités d’ajustement.
Alain Durand Lasserve (CNRS) fait observer que la destruction d’une ville va souvent de pair avec la disparition de sa mémoire et de ses archives administratives. La confection d’un nouveau cadastre ne permet pas répondre efficacement à une situation d’urgence. Il vaut mieux « tourner autour du foncier » et privilégier les actions concrètes de relogement sur les sites qui s’y prêtent le mieux. Marine Marinov (Chaîne du Bonheur) souligne ainsi que son association a réalisé 3000 “abris transitoires“, soit le tiers de tous les logements construits par le FRH. Évoquant la coopération décentralisée entre la Communauté urbaine de Strasbourg et la commune de Jacmel (Haïti), Abigaïl Kern souligne les limites des programmes trop ambitieux de cartographie et confirme que, dans ce domaine comme dans d’autres, « la table rase ne marche pas ».
François Noisette (AdP) pose la question des infrastructures et des réseaux : ne sont-ils pas négligés au profit du logement dans les opérations de reconstruction et cela ne risque-t-il pas d’obérer leur réussite à long terme ?
Jean Claude Bolay (EPFL) évoque les risques de corruption que peut faire naître l’arrivée massive, sur un temps très court, de la manne financière internationale et il s’interroge sur la manière dont on peut passer d’une situation post catastrophe à un programme de reconstruction à long terme : quelles conséquences auront les mesures d’urgence sur l’aménagement à long terme de la ville ?
Ivan Vuarambon souligne l’intérêt des outils de fiscalité locale et des “outils électroniques“ pour réguler la corruption et assurer davantage de transparence dans les circuits de financement. Xavier Crépin appuie ce point de vue, citant l’exemple de l’apport des nouvelles technologies de communication pour l‘évaluation des directe des projets de développement du Mali.
Marcel Perrin, architecte, s’interroge sur la contribution que peuvent apporter les professionnels de l’urbanisme aux démarches de reconstruction. Plutôt qu’une planification à long terme trop précise, c’est sans doute un cadre général qu’il faut mettre en place. Pour François Laurent (Urbaplan), la planification s’impose dans les villes post catastrophe comme dans les autres et la ville spontanée n’est pas un idéal. Alexandre Wagnières ajoute que les professionnels internationaux peuvent aussi apporter des contributions techniques spécifiques, à l’exemple des expertises parasismiques des constructions traditionnelles réalisées par la coopération suisse. Soulignant la grande inertie des systèmes sociaux et politiques, Martin Stucki (Transitec) propose de travailler plutôt sur la résilience des villes. À une question posée par ce dernier sur la contribution que peuvent apporter des professionnels de la mobilité aux opérations de reconstruction, Ivan Vuarambon répond que si, en matière de logement ou de petits équipements de proximité, la réponse dépend largement les habitants eux mêmes, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’infrastructures et d’équipements publics comme les systèmes de transport, les grands réseaux d’eau et d’assainissement, les hôpitaux… Il insiste toutefois que le fait que les projets d’infrastructures ne peuvent être étudiés dans leur seule dimension technique mais qu’ils doivent être pensés en fonction de la société locale. Un “bidonville“ est aussi un écosystème qui intègre, par construction, tous les acteurs qui y résident. Il faut en tenir compte dans les projets de reconstruction.
En réponse à une question de François Laurent sur la place et le rôle des opérateurs privés dans les programmes de reconstruction, Ivan Vuarambon estime que les motivations des “privés“ ne sont pas toujours guidées par le “droit humanitaire“ et que leur objectif de profit s’accommode parfois mal avec ce dernier. Ce point de vue est contesté par François Laurent.
Xavier Crépin souligne pour sa part le caractère innovant des opérations d’urgence et les nombreux enseignements qui peuvent en être tirés, au Nord comme au Sud.
En conclusion, Marcel Belliot remercie les participants et les intervenants. Il indique que la problématique des villes post catastrophe fera l’objet d’un dossier spécial dans le numéro de juin 2014 du Bulletin “Villes en développement“.
Marcel Belliot