Par Antoine Olavarrieta et François Vergès, AdP
Une grande partie des professionnels français du développement urbain a été formée en Afrique. Les fonctionnaires de l’administration coloniale ont dessiné les traits majeurs des villes d’aujourd’hui et de leurs grandes infrastructures. Aux indépendances du début des années 60, beaucoup d’entres eux sont restés quelques temps, souvent en position d’autorité. L’émergence de l’aide publique au développement et de la « coopération française » leur a adjoint, en l’absence quasi totale de cadres nationaux, une génération de jeunes assistants techniques (ce fut l’époque de la coopération de substitution), ainsi que des bureaux d’études, essentiellement parapublics puis – progressivement – privés. Les budgets de l’ORSTOM, devenu l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), s’ouvraient à la recherche sociologique ou économique sur les phénomènes d’urbanisation et offraient des débouchés non négligeables aux chercheurs. Parallèlement, la création des premiers établissements d’enseignement inter étatiques africains spécialisés participait de la volonté de développer le professionnalisme de nos partenaires locaux.
Pendant plus de 20 ans, les financements de la Coopération (et de la CCCE devenue l’AFD) ont offert aux professionnels français du développement urbain beaucoup d’opportunités d’interventions, non seulement pour des études de planification physique, mais aussi pour la réalisation d’importants programmes d’infrastructure et même d’habitat social. Grâce à un développement rapide des services publics en réseaux (eau, électricité, téléphone, transports urbains, marchés, etc.), les villes africaines francophones faisaient ainsi plutôt bonne figure même face à celles des futurs tigres asiatiques.
La capacité d’influence des professionnels français a ensuite progressivement décliné, avec l’autonomisation et la politisation croissantes des professionnels nationaux, l’influence croissante, puis la domination, de la Banque Mondiale et de ses nouveaux modèles conceptuels.
Mais c’est surtout l’échec patent du modèle de développement basé sur la domination totale du secteur public national qui a marqué, dans les années 1980, le début de la dispersion d’une communauté professionnelle peu structurée mais dotée d’expérience et de savoir-faire bien réels, qui a du (su) s’adapter aux évolutions institutionnelles (l’émergence des collectivités locales) et aux changements de doctrine des bailleurs de fonds. Face à la diminution brutale des financements des travaux d’infrastructures (« moins de béton, plus de gestion »), les professionnels se sont reconvertis pour procéder à des diagnostics de fonctionnement, des études de restructuration institutionnelle, des missions d’assistance aux collectivités locales, des montages juridico-financiers de projets, etc. Mais la faiblesse relative des bureaux d’études français à la grande exportation et la concentration (ou plutôt le saupoudrage) géographique de leurs interventions sur le pré carré francophone et la zone de « solidarité prioritaire » n’ont pas permis à cette communauté professionnelle de bien se diversifier géographiquement, en particulier vers l’Asie. Cette diminution des réalisations en zone francophone s’est accompagnée d’une multiplication des acteurs avec la montée en régime des ONG dans les quartiers des pauvres et de la « coopération décentralisée » dans la ville des puissants souvent gérée par l’Etat central.
Qu’en est-il aujourd’hui ? A défaut de demande solvable, les besoins ne semblent pas avoir disparu, loin de là. La majorité des problèmes d’aménagement urbain restent posés en Afrique au Sud du Sahara, mais aussi dans les pays pauvres de la Méditerranée et du Moyen Orient, d’Amérique latine, d’Asie du Sud et même d’ex- URSS. Dans ces zones, les professionnels nationaux sont loin d’être assez nombreux et d’avoir le capital d’expérience, si ce n’est de formation, permettant de se passer de partenaires des pays développés.
Du côté de l’offre professionnelle française, les ressources restent importantes et diversifiées. Si la première génération est sur le départ, d’autres professionnels sont encore dans la force de l’âge. Malgré la disparition des Volontaires du Service National Actif (VSNA) qui ont longtemps constitué un vivier pour la profession, une nouvelle génération manifeste (souvent à travers des ONG) des intérêts et même des vocations tout aussi importants que ceux des précédentes pour le travail à l’international. Même s’ils sont souvent mal identifiés et relèvent de statuts différents, ces professionnels sont nombreux et représentent une offre d’expertise très importante, …
malheureusement dispersée et privée de cadre efficient d’intervention.
A l’heure de la mondialisation et de ses problèmes, quelle est la place de l’expertise française en développement urbain sur le marché international ?
Comment les besoins et demandes des donneurs d’ordre et les métiers concernés ont-ils évolué ? Quelles sont les entreprises qui aujourd’hui, dans le monde, mobilisent le mieux ces expertises tant au niveau commercial que du meilleur service rendu ? Quelles méthodes et stratégies emploient-elles pour y parvenir ?
Quelles sont aujourd’hui les structures d’accueil de ces métiers en France, en Europe et dans le monde et les débouchés offerts par les ONG, les collectivités locales nationales, les projets de la Banque mondiale, de l’Union Européenne ou de la France ?
Pourquoi les bureaux d’études de certains autres pays européens paraissent-ils mieux s’adapter à l’évolution du marché ?
Face à la fixation des prescripteurs sur les curriculum vitae, comment intégrer les jeunes professionnels dans des équipes de terrain et construire leur expérience ?
Le concept de « carrière » a-t-il toujours un sens et, à défaut, par quoi le remplacer ?
Peut-on se spécialiser dans l’international ou ne peut-on y travailler que sur la base d’une solide activité nationale préalable ?
Y a-t-il de nouvelles zones géographiques et des « niches » de compétence à privilégier ? La « gestion de projet » est-elle en particulier de celles-là ?
Quelles formations et quelles expériences sont le plus demandées ? La formation dispensée en France est-elle concertée et adaptée ?
Faut-il être généraliste ou hyper spécialisé, « rouge » ou « expert » ou les deux à la fois, comme le demandait le Président Mao ?
Où en est la recherche française dans le domaine urbain des pays en développement ? Quels débouchés et intérêts peut-elle offrir dans un parcours professionnel ? Quelle connaissance les pouvoirs publics, les bailleurs de fonds et les praticiens ont-ils des résultats de cette recherche ? Quel usage en font-ils ?
Comment doivent s’articuler les relations avec des professionnels des pays en développement de plus en plus nombreux (mais tentés par la fuite des cerveaux vers les pays riches)?
A l’heure où la population mondiale devient à majorité urbaine, les pouvoirs publics français ont-ils, au-delà des discours et des « visions », tiré les conséquences pratiques de l’importance des questions d’urbanisation dans les pays en développement ?
Face à la réduction des crédits, ont-ils tiré les leçons de la vanité des saupoudrages politiques qui interdisent de plus en plus d’avoir d’influence ou d’effet réel sur le terrain urbain ? Sont-ils indifférents à l’avenir et au rôle futur d’un tissu professionnel potentiellement puissant mais désorganisé ?
Il y a là une (longue) série de questions, ici présentées dans le désordre, que cette journée s’efforcera d’aborder. C’est tout le rôle et l’avenir des professionnels français face au défi urbain dans un énorme ensemble de pays en développement qui est en jeu.
La communauté professionnelle française est, sauf rares exceptions, très peu engagée dans les zones qui connaissent les plus forts développements urbains, à commencer par la Chine.